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Le Mot dans le vêtement. Histoire d'une robe rouge.

Quatre portraits, une robe rouge; fil symbolique et bavard d'une quête de légitimité à travers les siècles. La robe tantôt agrémentée de dentelles, tantôt d'hermine ou liseré de fourrure brune ne saurait berner longtemps qui la regarde; c'est la même par trois fois répétée. 

 


En 1748, Marie Leszczynska, épouse du roi Louis XV et joyeusement cocufiée par lui après 8 années de fidélité absolue, pose dans une robe rouge confiant son image au portraitiste officiel de la Cour, Nattier. La souveraine laissa d'elle le souvenir d'une épouse rangée, mariée à la vertu contre son très volage royal compagnon, effacée, confite en dévotion, bafouée, tenant son rang n'abdiquant jamais sa dignité outragée. Pieuse à racheter à elle-seule les péchés florissants de la Cour, la Reine eut à prendre sur elle et consentir en apparence au défilé des maîtresses tantôt ambitieuses, tantôt passagères de la couche royale.

1785, retour de la robe rouge toujours sur le chevalet de Nattier. Adélaïde de France surnommée "Madame Quatrième" puis "Madame Troisième", sixième enfant du couple Marie Leszczynska et Louis XV, arbore devant le portraitiste une robe presque trait pour trait empruntée à sa mère la reine défunte. La fille met ses pas dans ceux, pieux et honorables, de sa mère. La robe se teinte d'ores et déjà d'une aura de dévotion et maintien de son rang.

1787, la robe rouge reparaît devant le flot de regards curieux, railleurs parfois du Salon de Peinture où se distingua cette année-là un portrait de la reine Marie-Antoinette campée par Élisabeth Vigée-Lebrun, dans une robe que personne ne juge fortuite. La souveraine en déficit d'affection et d'adhésion autour de sa personne, entendant la gronde en cette veille de mécontentement révolutionnaire se hasarde à une tentative d'apaisement et reconquête de ce grand mal pour une monarchie absolue, nous avons nommé l'Opinion publique. La robe rouge doit opérer à la façon d'un vecteur de rapprochement de la reine avec son illustre "belle-mère" Marie Leszczynska dont la réputation de bienséance, de surdité à la frivolité vestimentaire et joallière arrangerait considérablement les affaires de la souveraine. Plusieurs campagnes de réhabilitation de l'image de la Reine avait déjà été menées à plusieurs reprises notamment après l'éclaboussure de l'Affaire du Collier entre 1784 et 1786. Malgré l'innocence clairement établie de la Reine victime d'escroquerie et d'un inconséquent bellâtre amoureux d'elle le Cardinal de Rohan, celle-ci ne réussit jamais à faire taire les accusations. Avec cette robe, flanquée de ses enfants dont l'un signale de sa main un berceau inoccupé comme rappel de la mort prématurée du dernier enfant du couple, Sophie de France, la Reine entend se forger une image de Cornélia nouvelle rejetant les futilités de sa jeunesse, se donnant entièrement à son rôle de Reine humble, digne, mature, dévouée à ses enfants. Marie-Antoinette campée en Cornélia du XVIIIème siècle, la peintre ayant soin de reléguer le serre-bijou dans l'obscurité sur la droite, signe d'une reine-mère en rupture avec l'insouciance des années 1770.

Cornelia, mère des Gracques désignant ses enfants comme ses trésors, Angelica Kauffmann, vers 1785
Cornelia, mère des Gracques désignant ses enfants comme ses trésors, Angelica Kauffmann, vers 1785

1857, au terme de 70 ans de valses des régimes, républicain puis consulaire, puis impérial, puis monarchique façon Bourbons, puis monarchique façon Orléans, puis républicain à nouveau entre 1848 et 1852, la robe rouge s'en retourne au front en période de l'Empire contre-attaque incarné par Napoléon III. L'Impératrice des Francais, Eugénie de Montijo pose en robe rouge devant la coqueluche des portraitistes de son temps, Franz-Xaver Winterhalter. Que dire de cet ultime apparition de la robe rouge? L'allusion au portrait de 1787 est assumée, robe et enfant constituent les deux piliers porteurs de la composition.

Les décennies 1850-1870 marquent un retour en vogue du XVIIIème siècle notamment dans les arts décoratifs auquel les Goncourt ne sont guère étrangers. L'impératrice de son côté ne fait aucun mystère de son admiration envers la souveraine que la Contre-Révolution érigea au statut de martyr. La Cour impériale vit au rythme des bals costumés dont les thématiques ramènent régulièrement à ce temps fantasmé et idéalisé de ce que Talleyrand nommait "la douceur de vivre" d'avant la Révolution. Ainsi le vêtement le temps de ces festivités aux Tuileries ou à Compiègne délaisse momentanément la crinoline et sa circonférence moquée pour des robes à la francaise couronnées de perruques blanchies à la poudre...

L'Impératrice Eugénie à la Marie-Antoinette, Winterhalter, 1854.
L'Impératrice Eugénie à la Marie-Antoinette, Winterhalter, 1854.

Eugénie, connaisseuse des passions rassérénées autour de la figure de Marie-Antoinette se plaisait à cultiver les ressemblances et autres hommages comme en atteste un de ses portraits toujours signé Winterhalter vers 1857. Le parallèle entre ce portrait et celui de Marie-Antoinette à la rose par Vigée-Lebrun ne requiert aucun commentaire exhaustif...

Marie-Antoinette à la rose, Vigée-Lebrun, 1783.
Marie-Antoinette à la rose, Vigée-Lebrun, 1783.
Eugénie de Montijo, Winterhalter, v.1857.
Eugénie de Montijo, Winterhalter, v.1857.

Par-delà la simple affaire de goût, le portrait à la robe rouge porte un tout autre dessein... La restauration du régime impérial comme ses prédécesseurs du reste craint le blâme de l'illégitimité. La résurgence de la dignité impériale n'est guère complètement acquise et porte le sceau du coup d'état du 2 décembre 1851, tache originelle que les autorités du régime malgré une adhésion majoritaire du peuple ne sauraient gommer définitivement. Dès lors comment normaliser ce retour à l'Empire? C'est dans un souci de légitimation partiellement garantie par l'ascendance bonapartiste que le régime oriente sa narrative ou mise en récit. Peindre l'Impératrice sous les traits certes lointains mais assumés de la dernière souveraine d'Ancien-Régime, Marie-Antoinette, confère aussitôt une parenté symbolique dans l'Histoire, crée un raccourci historique valant adoubement. Un trait rectiligne et continu relie désormais ces deux figures féminines. Les portraits apparentés entre eux par la robe rouge fabriquent de toute pièce un "passage naturel" entre deux régimes que trois révolutions s'obstinent à invariablement séparer malgré tout. Deux morceaux d'Histoire cousus l'un à l'autre d'un même fil, au mépris des remous et chamboulements advenus en près d'un siècle; miracle de l'Art...

Par ces emprunts appuyés, le couple impérial entend se présenter à l'Histoire en digne successeur, dépositaire et héritier symbolique d'un temps certes révolu mais ô combien perçu glorieux et fastueux comme une "apogée civilisationnelle", un âge d'or perdu et désormais recouvré, à nouveau conjugué au présent. Ce portrait pris ici isolément est à réinsérer dans une perspective bien plus ample de vecteurs orientés vers l'affermissement d'un régime impérial aux prétentions pérennes.

Là où le Premier Empire avait failli dans son intention de s'enraciner dynastiquement, le Second Empire entend réussir sur ce point d'où la mise en avant du petit prince impérial. Napoléon III, son épouse et leurs conseillers entendent forger, faire adhérer à cette tentative de "réconciliation historique" au risque de froisser les sensibilités et de faire fi des rivalités mortifères opposant les Bonaparte aux maisons de Bourbon et Orléans prétendants eux aussi au trône... L'Empire ambitionne l'assentiment général, la concorde au sein d'une nation unifiée, rassemblée derrière le tenant de la maison Bonaparte quand bien même cela entraînerait quelques entorses et relectures osées de l'Histoire...

Que voir d'autre dans ce portrait de l'Impératrice à l'enfant si ce n'est l'affirmation tout en douceur d'une vélléité dynastique? Une pensée politique, un acte de conseillers en communication du temps ayant saisi tout l'intérêt qu'il y avait à prolonger une judicieuse "généalogie artistique et vestimentaire" à défaut d'être familiale ou juste historiquement. Derrière Eugénie et le prince Napoléon se tiennent donc silencieuses et manipulées les images successives d'un vêtement hautement connoté.

Impératrice Eugénie tenant sur ses genoux le Prince Impérial, Winterhalter, 1857.
Impératrice Eugénie tenant sur ses genoux le Prince Impérial, Winterhalter, 1857.

La robe rouge des prétentions royales et impériales s'éteignit avec ce portrait avant que quelques décennies plus tard une autre robe, noire comme le deuil de l'après-guerre, ne vienne la releguer aux armoires de l'oubli; une petite robe noire cisaillée par une certaine Gabrielle.

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