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Tableaux à l'éventail II - Whistler et un râle rouge

Que s'écrier d'autre si ce n'est "Que de rouge!"? Un rouge incontournable, en règne sans partage, belliqueux, pénétrant partout, débordant sur les côtés, jaillissant du derrière, du devant tant c'est à cette couleur qu'est décernée le rôle-titre. Whistler, coutumier de la couleur en cela qu'elle se suffit à elle-même en sature sa toile par ce rouge braillard et grossier, ruisselant de toutes parts, éloigné en tout de la parcimonie d'un intérieur bourgeois.

La pièce est brouillonne, bâclée à dessein au milieu de laquelle trône, avachie et illisible, une mulâtressse comme l'on disait à l'époque, robe blanche, éventail rouge ouvert sur la poitrine.

Le titre - encore à vocation éclairante en ces temps-là - renseigne l'idendité imagée du modèle. Whistler dans cette houle de rouge figure le portrait de la Petite Méphisto. Que savons-nous d'elle hormis ce sobriquet? Rien. L'indice est donc à quérir dans cette seule dénomination. Une brève "enquête" étymo-généalogique fait de Méphisto - abréviation de l'allemand "Méphistophélès"- un prince, meneur des Enfers, à même de fouler la terre que le Faust de Goethe et ses déclinaisons à l'Opéra popularisèrent au point d'en faire une désignation commune du Diable en Littérature et Peinture. Ce diable tout entier de luxure s'était choisi Astarte en maîtresse qu'un sursaut de précaution poétique dépeint comme "diablesse des plaisirs et démonnesse de la prostitution", rien que ça... Sans mener plus avant ce retour aux origines, le sobriquet acquiert une toute autre connotation, plus en accord avec le déluge de rouge dont le peintre a tartiné la toile. Si initiallement le regardeur fut tenté de sourire au nom de Méphisto en se figurant une chaussure, c'est une silhouette plus âpre qui s'impose désormais à l'imagination une fois dressé ce furtif historique.

 

Rien dans la pièce n'appelle à l'apaisement. La couleur y est exacerbée; la couleur y est tapageuse. Le regard hérissé observe dans le fond de la composition comme un cercle à la rougeur blafarde. Ce fond tendu de rouge tient plus du rideau que de la cloison; rideau derrière lequel semble transparaître un visage féminin regardant le modèle. Ce visage voilé quoique plus éloigné du spectateur que nous sommes que du visage de la Petite Méphisto trahit un souci de perspective renforcé d'une altération des proportions. Whistler bafoue les règles élémentaires de mise en perspective, comme d'autres avant lui s'en était amusés à l'image d'Édouard Manet. 

Au centre de ce tumulte, affalé, se tient le modèle "sauvé" de ce rouge déferlant par le port d'une robe blanche et de souliers noirs. Whistler la peint le visage brouillé, l'éventail déployé sur la poitrine comme un dans un cache-cache auquel personne ne saurait croire...

La Jeanne Duval de Manet et la Méphisto de Manet partagent de troublantes ressemblances. Bien que la prudence soit de rigueur, l'hypothèse d'une parenté entre les deux toiles a ses quelques fondements. Les deux peintres se connaissaient, se côtoyaient aux mêmes tablées enfiévrées dans les cafés de la Nouvelle-Athènes à Paris, se rendaient aux mêmes cercles informels. Le dialogue par tableaux sur la base d'emprunts comme hommages ou manifestation d'un différend était pratique commune. Il n'y a qu'à songer aux déclinaisons du Déjeuner sur l'herbe de Manet repris par Monet ou encore Cézanne...

Déjeuner sur l'herbe, Manet, 1863
Déjeuner sur l'herbe, Manet, 1863
Déjeuner sur l'herbe, Monet, 1866
Déjeuner sur l'herbe, Monet, 1866
Déjeuner sur l'herbe, Cézanne, v.1876-1877
Déjeuner sur l'herbe, Cézanne, v.1876-1877

Manet malgré lui était vu comme l'auteur du coup de pied majeur de son siècle dans la fourmillière artistique depuis ses très controversés Déjeuner sur l'herbe et Olympia, rassemblant derrière lui un ensemble de jeunes artistes désireux d'en découdre avec les tenants de l'ordre académique obsédé par les Vénus rassasiées somnolant sur les flots.

La naissance de Vénus, Cabanel, 1863.
La naissance de Vénus, Cabanel, 1863.

Porté au pinacle du renouveau pictural, Manet incarna à son corps défendant une étincelle déterminante à une traînée de poudre révolutionnaire. Il apparaît assez improbable que Whistler, à la côtoyer de près, n'eût guère le loisir d'admirer son travail ou de le connaître, à tout le moins.

Les toiles campent deux modèles à l'éventail, vêtus de robes blanches, prenant la pose sur une méridienne. L'agencement des éléments sur la toile, la répartition en trois plans, la présence du rideau en toile de fond sont communs aux deux propositions picturales. Seulement, là où Manet dressait un portrait mollement élogieux de son modèle au point d'en fâcher Baudelaire; Whistler semble prendre un autre chemin.

Où sommes-nous dans ce portrait? La pièce est plus que dépouillée, le décor se résumant à une couchette, un voile sépare tant bien que mal la pièce d'une autre, le tout accablé d'un rouge malade. Ce décor de misère fardée, sur-fardée; le modèle au nom terrible quoique tempéré affectueusement par le "petite" [Méphisto]; la pose affaisée, vaincue; cette présence énigmatique de maquerelle surveillante ou de camarade compatissante; tout ceci ne saurait faire autre impression que celle d'avoir sauté à pieds joints dans un bien sordide bordel. Le modèle, probablement nommée "Méphisto" de par le teint de sa peau ou son triste rôle au coeur d'une société d'hypocrisie sociale consacrée, épouse les traits sordides de la "marchande d'amour"; figure de fléau et déchéance dans tant de tableaux et de romans de l'époque comme - un seul exemple suffira - le roman Germinie des Frères Goncourt.

Whistler dépeint par la violence de son pinceau la violence d'une condition. Celle d'une vénus prolétaire, baudelairienne en somme, être fangeux et sublime, christique et pécheresse, guérisseuse et épidémique, rebut hué par ceux-là même qui la monnayent, la façonnent et l'abîment. Méphisto, une parmi la foule des dénommées, sans généalogie, sans passé; une parmi ces femmes interprétant dans l'invariabilité des jours, la sinistre comédie des "amours" crues encadrées de quatre murs dépités, un matelas harassé, creuset de lendemains fêlés.

L'éventail sur la poitrine parachève le portrait. À la fois cache et révélateur de ce qu'il dérobe au regard comme chez Manet où Olympia dissimule l'immontrable par une main trop appuyée, l'éventail met la dernière main à cette dépense de rouge. Ainsi finit de se composer l'idée d'une maison close miteuse dont Whistler fait de nous le regardeur et l'odieux payeur comme Édouard Manet avant lui. Le regardeur prend part à la scène malgré lui dans cette chambrette de miséreuse Olympia des faubourgs où aucun bouquet ni servante ne vient contrarier ou temporiser les aigreurs...

La main appuyée d'Olympia comme l'éventail chez Whistler.
Olympia, Manet, 1863.
La Petite Méphisto, Whistler, v.1884
La Petite Méphisto, Whistler, v.1884

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