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Proust en un tableau - Partie II

Entendue comme autre probable modèle d'Odette, attablée à l'intérieur du restaurant, apparaissant songeuse dans la baie centrale, l'une des reines du Paris 1900 la lionne Liane de Pougy. Réputée "plus belle femme du siècle" par les frères Goncourt, affectueusement appelée Line, Liane de Pougy née Anne-Marie Chassaigne au sein d'une petite bourgeoisie insipide provinciale a tutoyé le haut de la pyramide sociale de son temps sur plusieurs continents. À la façon d'Odette, elle pratiqua la courtisanerie avec plus de grandiloquence qu'Odette; puis "s'est rangée" en 1911 en acquérant sa noblesse de Princesse Ghika sans jamais sacrifier à l'intention de mener sa barque. Entre Liane et Odette, c'est la même ascension sociale, le même triomphe de classes, s'assurer une position en un temps antiféministe primaire... Comme Odette, Liane bascula d'une noblesse inventée -de Pougy- à une noblesse incarnée -Princesse Ghika-. Initiée à la courtisanerie de haut rang par Valtesse de la Bigne croquée par Zola comme modèle de Nana dans son roman éponyme, Liane, dont l'amour allait aux dames, monneyait sa présence, compagnie et nuits auprès d'hommes fortunés heureux d'être les jouets d'une farce amoureuse. Liane bâtit sa fortune sur la bêtise tantôt grasse tantôt plus plus soignée des hommes. Elle comprit sa force en un temps où la femme n'avait que devoirs d'acquiessement envers le père, le frère, le mari, le tuteur. Celle que l'on intrônisa comme l'une des trois "Lionnes" aux côtés d'Émilienne d'Alencon (noblesse factive) et Carolina Otero fit de ses amants des garanties à même de lui assurer une vie à elle. Dans ses mémoires, elle ne rougit de sa condition de courtisane qu'elle juge plus enviable à celles des pierreuses, prostituées des classes miséreuses ou des bourgeoises, possession invitée au silence par leurs maris. Au sujet de Valtesse de la Bigne (1848-1910) son initiatrice, elle écrit:

 

"C'est une des rares femmes qui comprennent le rôle de la courtisane, véritable reine d'amour, idole en exposition aux hommages de la foule et ne se confondant point avec la travailleuse pour qui la noce est une carrière laborieuse et une bourgeoise, une espèce de bureau."

 

L'audace ne lui faisant jamais défaut en apparence, rien n'impressionne la courtisane sûre de son ascendant comme Louis de Bourbon-Parme qu'elle fréquente un temps:

 

"Depuis quelques temps, comme dit le vulgaire, je fais dans les princes. [...] Louis est digne de son aïeul Henri IV. Cela étant il n'est que prince et je suis reine d'amour. De nous deux en somme, la vraie Majesté, c'est moi."

 

Contrairement à sa rivale et compère Carolina Otero, Liane fait montre de plus de subtilité dans ses rapports. Sa culture est avérée, elle prend la plume, collectionne, fait preuve d'un oeil connaisseur et aiguisé. Elle se montre plus qu'elle ne se donne. Le rapport de force lui étant favorable et elle entendait bien qu'il en restât ainsi; ce qui n'empêcha en rien les fortunes de lui couler au pied comme avec Henri Meilhac, librettiste des opérettes d'Offenbach et de Carmen de Bizet que la somme de 80 000 francs or n'effraya en rien pour la contempler se dévêtir dix minutes... 

D'après ses mémoires écrits entre 1919 et 1940, Liane de Pougy mentionne à deux reprises Marcel Proust, à l'année 1919 et 1922. L'année de l'obtention du Goncourt par Proust suite à la parution de À l'ombre des jeunes filles en fleur et celle du décès de l'écrivain. Sa rencontre eut lieu par l'entremise de Reynaldo Hahn, compositeur et plus tard Directeur de l'Opéra de Paris, grand amour de jeunesse de Proust suivi d'une invariable amitié. Liane de Pougy appréciait particulièrement Reynaldo Hahn qu'après une tentative manifestement échouée de le conquérir, elle souhaita maintenir auprès d'elle dans un rapport d'estime, admiration et amitié. Proust puisant autour de lui, dans ses connaissances et les ramifications de celles-ci ce que la pratique de l'écrivain ensuite digérait, recomposait, réarrangeait, fragmentait et recousait ensemble. Liane de Pougy a très probablement prêté à son insu à tout le moins son anglomanie et ses manières grâcieusement irrévérencieuses au personnage d'Odette. Preuve s'il en était que Proust en voleur de feu a composé des brasiers littéraires de plusieurs visages rassemblés sous un seul...

La toile de Gervex avoisine toutes ces figures qui chacune à leur façon ont essaimé dans plusieurs personnages de la Recherche. Le lieu a également sa part proustienne. Il y a dans À l'ombre des jeunes filles en fleur lors d'un séjour du Narrateur dans la villégiature inventée du nom Balbec au bord des falaises normandes, une scène qui ne saurait que s'imposer au regardeur devant l'observation de la toile. Le Narrateur occupe une chambre au Grand Hôtel de Balbec en compagnie de sa grand-mère. La salle à manger de l'établissement retient l'attention du narrateur qui se propose d'en dresser cette description:

 

"[...] comme un immense et merveilleux aquarium, devant la paroi de verre duquel, la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d'or la vie luxueuse de ces gens."

 

C'est dans cette posture de voyeur que Gervex met le spectateur de sa toile. À la différence que le peintre nous tient ici éloignés des baies gorgées de remous d'or; mis à part cela tout concourt à faire du regardeur un curieux, un papillon nocturne irrémédiablement saisi par les coulées de lumière émanant du restaurant. La perspective en biais donnant à voir clairement les baies ouvrant sur l'intérieur de la salle favorise cette sensation d'intromission dans un monde bien ordonné quoique confus puisque marquises et courtisanes s'y asseyent ensemble. La distance instaurée par le peintre entre ses spectateurs et ses personnages renforce la cloison imperceptible et pourtant concrète faisant de la scène représentée le portrait d'une société refermée sur elle-même, se donnant à être contemplée sans jamais tendre la main à partager la soupe comme à Balbec dans le roman. Pareils en cela aux ouvriers et petites gens de Balbec, nous nous pressons vers la toile, tapis dans l'ombre de notre espace de contemplation, porteurs d'une once fébrile devant un monde qui ne donne de lui que bribes, fugaces apercus. La toile de Gervex offre comme tout objet pictural plusieurs possibilités de lecture, plusieurs grilles s'y apposent. Le "Grand Monde" plus peut-être que tout autre est régi par un principe originel de théâtralité. Tout y est posture, maintien, fausseté des visages et des mots comme l'expose avec clarté et vécu Laure Murat dans son dernier livre Proust, roman familial. Les espaces de mondanité et sociabilité comme l'étaient et le sont toujours les grands établissements gastronomiques tiennent lieu de toiles de fond à des comédies où si le fard n'est plus sur la joue, voile les mots, pensées et gestes dans cette contrainte de la bienséance et la sauvagerie douce ainsi que Proust l'a à maintes reprises démontré au fil de scènes variées de la Recherche. Ici, en présence de ce tableau, le regardeur est autorisé à s'approcher dans la limite du raisonnable de ce monde éblouissant sans toutefois le déranger, le troubler dans son jeu, dans sa médiocrité cachée qu'un Proust a décelé mieux que quiconque, dans sa rêverie comme celle de Liane de Pougy... Il n'y a qu'un personnage qui semble nous avoir remarqués, le marquis de Dion, constructeur d'automobiles et fondateur du salon dédiée à celle-ci.

Le spectateur identifié par l'un des commensaux bascule de regardeur à regardé, comme un corps étranger au monde marin auquel Proust assimile les clients du restaurant de Balbec. La métaphore de l'aquarium peuplé de cette faune marine variée, étincelante, étrange et fascinante; le Narrateur la déploie à nouveau Dans du côté de Guermantes lors d'un soir à l'Opéra par l'évocation de la baignoire (loge) de la Princesse de Guermantes prenant soin d'évoquer la frontière entre l'orchestre "séjour des mortels à jamais séparés du sombre et transparent royaume" des balcons d'où "comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse de Guermantes était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral, rouche comme un corail." La salle de l'Opéra vue par le Narrateur s'impose comme un étagement des positions sociales allant du parterre profane aux baignoires des grandes divinités, séparées par les loges intermédiaires des néréides et divinités mineures. Avec la scène de la salle à manger au Grand Hôtel de Balbec, aucun étage intermédiaire. La rupture y est franche: au-dedans les classes victorieuses; au-dehors toutes les autres. Une lecture sociologique où le monde est entendu en deux milieux: les dominants tout affairés à leurs occupations oisives; les dominés curieux, désireux de s'emparer du festin. Chez Proust, les occupants de l'hôtel ne sauraient relever la présence de cette foule piquée de curiosité. Métaphore de leur inconsidération ou incapacité à prendre en compte le monde du dehors tout consacré à entretenir la mollesse de leur quotidien? L'aquarium campe une image intéressante à plus d'un égard. D'emblée, l'aquarium s'impose comme lieu de retranchement, frontière contre le péril d'éventuelles contaminations ou invasions de corps étrangers assurant ainsi aux hôtes privilégiés de Balbec la tranquillité de leur repas et autres collations bavardes. La défense en rempart subtil porte en elle son majeur paradoxe en cela que l'aquarium défend tout autant qu'il emprisonne. Aussitôt l'aquarium cesse d'être objet de convoitise, objet de désir frustré, sinon le révélateur d'un monde en vase clos, contraint au réflexe de la cachette permanente, refoulé dans des espaces assignés d'entre-deux où opacité et dévoilement partiel n'ont de cesse de se passer le relais. En d'autres termes, où exhibition et retrait composent la gamme d'une marée incessante. Dès lors, qu'envier à ce milieu? Proust répond sans ambage au travers de son Narrateur et son long cheminement par un constat simple: rien. Victime des apparences, étourdi par les noms, la romancisation de l'Histoire découlant de ceux-ci, le Narrateur court vers le désenchantement avant de comprendre que seule une repoétisation du monde saura triompher du triste état des choses et des êtres. Groupés autour de l'aquarium/restaurant, les badauds du petit peuple de Balbec observent devinant la relative résistance de la paroi de verre les séparant de ce monde: 

 

"(une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidemment dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger).

 

Le tableau de Gervex malgré son antériorité au roman d'À la recherche du temps perdu auquel Proust s'était déjà attelé en cette année 1909, déborde allègrement d'étonnantes filiations avec l'oeuvre de papier. Il n'est aucunement l'affaire de déterminer combien Proust aurait peut-être puisé dans cet ensemble pictural. Volontairement ou non, le tableau avait toutes ses raisons de figurer en tant que point d'orgue de l'exposition au musée Carnavalet voyant comme tout y bruisse d'un souffle proustien bien moins snob qu'on ne le croirait...

Une soirée au Pré-Catelan, Henri Gervex, 1909.
Une soirée au Pré-Catelan, Henri Gervex, 1909.

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