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Proust en un tableau - version intégrale

Posée comme phare au sein de l’exposition «Proust, un roman parisien» en 2021 au musée Carnavalet, la toile sûrement la plus familière d’Henri Gervex «Une soirée au Pré Catelan» figure l’une des pièces les plus proustiennes si ce n'est la plus complètement proustienne dans l'assemblée des objets de l'exposition.

 

Peinte en 1909 par l'ami des Impressionnistes, Henri Gervex dresse à travers le faux instantané d'un Paris mondain, une bonne part de l'univers social de jeunesse de Proust avant la claustration de celui-ci sacrifiant ses forces dans l'écriture de ce qu'il vous plaira d'appeler une cathédrale, une robe littéraire.

 

Ouvert en 1856, au temps d'un Empire contre-attaque, au Pré Catelan, sis au Bois comme on disait à l'époque aujourd'hui Bois de Boulogne, affluaient dans un mélange des genres les tenants de la pyramide sociale sans que l'on ne s'étonnât d'y remarquer la marquise de la meilleure noblesse côtoyant à seulement deux tables d'elle la cocotte à la dernière mode comme le signalait déjà, non sans forcer le trait caustique, Offenbach dans son opéra-bouffe "La Vie Parisienne" dans l'air de la baronne de Gondremarck en 1866:

 

"Tout d'abord, deux femmes divines,

Mes deux voisines [...]

L'une est une femme à la mode [...]

L'autre, ah! L'autre est une comtesse 

Et sa noblesse 

Date de cinq à six ans [...]

Examinez bien leur toilette,

Et quand vous aurez vu, parlez!

Dites quelle est la cocodette

Et quelle est la cocote? Allez!"

 

Au-delà des quelques personnalités reconnaissables et identifiées de ce Grand Monde généreusement épié par Proust dans les années 1880-1890, cette toile résonne curieusement avec un fragment du tome II paru à la fin 1918:  À l'ombre des jeunes filles en fleurs. D'autant plus inattendue comme résonance que le roman est postérieur à la réalisation du tableau. La tentation d'un emprunt de Gervex par Proust titille, plus encore lorsqu'est rappelée l'appétence de l'écrivain envers le milieu pictural... mais faisons fi de ces considérations.

Au tout premier rang, une galerie de personnalités ingérées par la boulimie proustienne qui, craignant qu'on ne lui reproche d'avoir eu une approche littéraire bassement facile, a fragmenté chacune d'entre elles avant de les essorer ensemble, d'en façonner des personnages kaléidoscopiques, faits de cinq, six, huit modèles sans jamais déroger à la règle de l'invention de l'écrivain. 

Chez Gervex tout se mêle, le monde vécu de Proust s'entremêle à celui réécrit par la fièvre de l'écrivain. Entre personnalités et personnages, le regardeur de la toile de Gervex est entièrement immergé au cœur de l'univers de celui que le Goncourt récompensa en 1919. Lisse en apparence, policée, rongée de petitesses, de malheurs intimes, d'une crue ou attendrissante médiocrité aussitôt la grandeur du nom soumise à la lumière sans concession de l'ordinaire; la toile d'Henri Gervex s'érige a posteriori comme l'un des phares portant sa lanterne sur le regard sociologique de Proust.

 

À la découverte de la composition, le regard butte presque assurément sur une dame présentée de dos emmitouflée dans un manteau-cape bleu turquoise, coiffée d'un chapeau noir emplumé, le peintre campe l'une des faiseuses de soleil et de pluie sur le petit entre-soi aristocrate/bourgeois parisien du temps, la très courtisée et fortuitement très fortunée Anna Gould. Incarnation même de la logique matrimoniale à l'oeuvre en ce XIXème siècle finissant releguant toujours plus la noblesse à un rôle de représentation - pareil à un feu affaibli dont on entretient juste assez les braises comme façon de rappeler qu'il demeure - Anna Gould constitue l'archétype de l'américaine riche à millions que se disputent des porteurs de blasons défraîchis. Ainsi se forgeait une passerelle enjambant tout un océan le tout dans une reconquête de finances d'un côté d'une part, la conquête d'une position et d'un titre nobiliaire d'autre part. Aux héritiers désargentés ou soucieux de mettre à l'abri leur patrimoine, le vieux continent offrait les mains de jeunes héritières détentrices de fortunes insolentes forgées dans les chemins de fer, la conquête et la marchandisation du grand Ouest américain, la culture du sucre et autres négoces. Ces unions maritales ne se reconnaissaient qu'un fondement: le donnant-donnant. Un amer commerce d'indulgences où l'inscription au fronton de vieilles familles dont on prétend toujours qu'elles firent l'Histoire se monneyait sans honte. En retour, ces familles aux châteaux chancelants conjuraient la menace d'une ruine à même d'entamer conséquemment leur patrimoine historique. Chacun trouvant dans ces transactions la satisfaction de ses intérêts: un nom et une épargne dodue.

Anna Gould et Boni[face] de Castellane
Anna Gould et Boni[face] de Castellane

Anna Gould que le peintre présente sans présenter convola en premières noces avec Boni de Castellane, archétype dans son genre. Attestée depuis le XIème siècle en pays provençal, la maison de Castellane s'autorisait à revendiquer l'appellation de "noblesse immémoriale", s'enracinant plus loin encore que les maisons de Bourbon ou de Valois ayant pourtant régné sur le royaume de France. Voici donc une "entente" conclue, le nom auréolé d'une vieille maison aristocratique francaise en retour d'une dot estimée à 400 millions de dollars d'aujourd'hui... Seulement le mariage aboutit au divorce 13 ans plus tard non sans au préalable s'être fait construire le Palais Rose, emprunté au Grand Trianon de Versailles soit un cocon douillet de 6000 mètres carrés. La fortune d'Anna ayant le défaut de fondre comme neige au soleil par la faute de son immodéré mari n'ayant du reste meilleure rétribution ou signe de gratitude que la moquerie, la muflerie et le sarcasme, la famille américaine suggéra le caractère opportun d'un divorce. On ne saurait plaisanter avec l'argent, quoique. À en croire les études réalisées sur la personnalité excentrique et dépensière du comte de Castellane, l'argent - de son épouse - occupait le coeur de sa fabrique à sarcasmes allant dans les soirées déclarer à ses pairs "Tenez, voilà le revers de la médaille!". Jugée disagracieuse par ses contemporains, Anna récolta nombre de railleries à ce propos; les plus mordantes émanant de son époux - oublieusement ingrat? - ayant plaisir à rappeler l'intérêt financier au fondement de la négociation maritale. Ne voyant en son épouse guère plus que l'assurance d'une dépense sans entraves, Boni se plaisait à confondre dans son ironie la laideur et la fortune de son épouse allant à souligner combien elle lui semblait "belle de dot". Gervex avait-il entendu au gré des conversations mondaines où la méchanceté triomphe sans difficulté sur l'esprit cette raillerie au point de... Au point d'adoucir l'estocade portée contre l'intéressée en la représentant "belle de dos"?

Sur la toile, Gervex range Anna Gould aux côtés de deux autres personnes. L'homme à la tenue sobre comme l'exigeait la moralité sexiste du siècle n'est autre que l'époux d'Anna, son nouvel époux, cousin de Boni de Castellane: Marie Pierre Louis Hélie de Talleyrand-Périgord, prince de Sagan, Duc de Dino et de Talleyrand. Ne dit-on pas que le linge sale... en famille? On divorce, on se remarie et surtout on garde le goût du patronyme. En épousant un membre de la maison de Talleyrand-Périgord, Anna Gould acquiert un espoir de légitimité au sein du Grand Monde, jamais très prompt à s'en laisser compter tout désespérés qu'en soient ces tenants de s'offrir un régime de jouvence sur le lit de quelques bons dollars...

La présence dans la composition de dépositaires de patronymes illustres rappelant par exemple derrière l'époux d'Anna Gould, l'iconique Prince de Talleyrand, faiseurs de rois et de régimes du XVIIIème et XIXème siècles, jamais avare en bons mots non plus à l'image de Boni de Castellane; le regardeur imbibé de ses lectures de Proust ne saurait résister longtemps au rapprochement de la toile d'avec le roman. Dans le tome I et II du long fleuve proustien, le Narrateur n'a de cesse à Combray chez sa tante Léonie de relever l'omniprésence du nom de Guermantes, nom tout de symbolisme, à la force évocatrice intarrissable cultivant dans l'imagination du jeune narrateur un enchevêtrement d'images fantasmées gorgées de limon historique que le côtoiement des années plus tard de la duchesse de Guermantes fissurera et engloutira de par sa triviale ordinarité. Il y a chez Proust l'idée de la médiocre réalité, amaigrissant les êtres et les choses. Dans l'église de Combray, le Narrateur s'étourdit dans la contemplation de vitraux où trônent hiératiques et sans âge les seigneurs de Guermantes dont Proust fait dire à son narrateur qu'ils précèdaient Charlemagne. Une autre figure féconde l'imagination du narrateur, celle de Geneviève de Brabant. Aussitôt la duchesse de Guermantes se nimbe dans l'esprit du jeune homme d'une aura indicible, indescriptible, kaléidoscoquement faite de cette Geneviève du VIIIème siècle, des seigneurs médiévaux de cette famille et des sonorités colorées s'échappant du nom de Guermantes...  En grandissant, le narrateur se rapproche de la duchesse de Guermantes, géographiquement et dans les rapports. Invité aux soirées mondaines, initié aux discussions plus confidentielles, le narrateur ôte lui-même son aveuglement et découvre Oriane de Guermantes ainsi qu'elle est, dépouillée de sa mythologie généalogique, rendue à l'individu qu'elle constitue. Oriane apparaît dès lors révélée dans ses mesquineries, sa médiocrité aristocratique, sa relative inculture, son banal et commun goût de la médisance, le très relatif intérêt porté aux autres... Proust déboulonne les statues. Le constat de l'écrivain se réitère au fil du roman. Cette amère constatation que les êtres, lieux et choses ne sont jamais ce qu'on en attend, ainsi que l'on se les figuraient appelle le Narrateur et à travers lui Proust à opérer une repoétisation du monde. Mais cela, c'est une autre histoire... De même que le Narrateur ouvre les yeux sur Oriane de Guermantes, considérée isolément de son factice attirail de fantasmes historiques; Proust a vaincu cet aveuglement de jeunesse où la résonnance d'un nom La Rochefoucault, Talleyrand-Périgord, Noailles, Chevigné, Montesquiou suscitait tant d'images, tant de mirages... Il y a peut-être derrière la silhouette d'Hélie de Talleyrand sur le tableau de Gervex, pour le lecteur de Proust, l'évocation de ce bienfaisant mécompte. 

Laissons le groupe des trois causeurs à leurs commérages et portons le regard plus loin à hauteur de l'automobile prompte à emporter un couple connu de Proust: le comte et la comtesse Greffulhe. Il y aurait ici encore l'occasion de reprendre la démonstration précédente sur la gloire d'un nom qui s'émousse. Élisabeth de Riquet de Caraman-Chimay, épouse du rustre comte d'Henri Greffulhe, donne aux rêveurs leur dose de haschich généalogico-historique.

 

Dans le sillon de son nom et de sa naissance, s'érigeaient de lointaines quoique encore éclairantes silhouettes ensommeillées conférant à la Comtesse excentrique la revendication d'un berceau olympien. De par son histoire familiale des deux côtés, Élisabeth tenait dans le creux de sa main tant l'écho ténu de Pierre-Paul Riquet, ingénieur auteur du Canal du Midi - fierté toulousaine - que celui des Fezensac-Montesquiou maternel dont les premiers seigneurs tutoyaient la dynastie des Mérovingiens, autant dire l'an -1 de la mémoire historique... Mais c'est encore trop léger à la prétention d'un "berceau olympien". Rajoutez à celle qu'elle était arrière-petite-fille de l'Empereur Napoléon Ier et de Thérésa [Terezia] Cabarrus, dite Madame Tallien, dite Notre-Dame de Thermidor qui par un mot adressé à son amant depuis sa prison révolutionnaire "Je meurs d'appartenir à un lâche" aurait entraîné un sursaut d'audace chez ce dernier le menant à renverser Robespierre, rien que ca! Apparentée à l'Empereur Napoléon I de par la fille naturelle de celui-ci Émilie de Pelapra, le lien à l'Empire se renforce à l'évocation de la comtesse Louise-Charlotte de Montesquiou, gouvernante du Roi de Rome, seul garçon de l'Empereur accoutumée à l'appeler "Maman Quiou". Rajoutons à cette noblesse d'Empire, celle d'avant la Révolution avec le comte de Caraman, lequel depuis ses espaces aménagés au Faubourg Saint-Germain rive gauche à Paris au XVIIIème siècle insuffla l'idée et le goût du hameau à une certaine toute jeune reine de France à la tête chancelante... À la confluence de ces portraits tapissant les murs de la mémoire familiale, la comtesse Greffulhe a d'abord fasciné Marcel Proust déterminé à l'approcher, à se faire offrir des photographies, à se faire décrire les tenues inattendues de celle dont le salon constituait une antichambre du Palais de l'Élysée. 

Comtesse Greffulhe, P. de László, 1907
Comtesse Greffulhe, P. de László, 1907
Comtesse Greffulhe, atelier Nadar
Comtesse Greffulhe, atelier Nadar

Puis comme dans le roman, les années passèrent, les masques tombèrent et Proust se donna entièrement à l'écriture. La célébrité grandissante de l'auteur éveilla chez la comtesse le désir de l'avoir près d'elle. Le temps n'était plus aux mondanités, Proust déclinait, détrompé à l'image de son Narrateur des fantasmagories seules édifiées sur un nom. 

Rue d'Astorg dans le quartier de la Madeleine à Paris plus encore qu'à Bois-Boudran en Seine-et-Marne, la comtesse, comparée plus d'une fois à un oiseau de Paradis par Proust, voyait le siècle se presser dans son salon où dit-on l'Entente Cordiale d'avant 1914 fut entendue avant d'être ratifiée plus officiellement à l'Élysée. Outre de "s'embarrasser les pieds" dans la phrase proustienne ainsi qu'elle le déclara elle-même, on doit à Elisabeth Greffulhe d'avoir oeuvré à l'Institut du Radium de Marie Curie, à la faisabilité des Ballets Russes de Diaghilev et Ninjinsky, d'avoir soutenu des musiciens comme Gabriel Fauré signifiant ainsi sa gratitude et son amour par une Pavane en tant que portrait musical, elle soutint Wagner et son "Crépuscule des Dieux" honni par le goût francais et tant d'autres gestes à valeur de mécénat, de soutien. Et à Proust de lui avoir offert l'éternité en la hissant au rang de personnages littéraires. Personnages au pluriel en cela que l'écrivain semble avoir éparpillé des pans de la personnalité de la Comtesse chez plusieurs des acteurs de son roman. Elle incarne par certains côtés tout autant la Duchesse de Guermantes que sa cousine la Princesse de Guermantes à la grâce éblouissante comme lors de la soirée à l'Opéra. Elle prête son goût de l'avant-garde musicale à Madame Verdurin, et l'incomparable de ses tenues à Odette de Crécy, l'amante, la cocotte puis l'épouse de Charles Swann. Il serait fastidieux de constituer un catalogue recensant exhaustivement les emprunts non consentis par la comtesse Greffulhe aux personnages de la fresque proustienne. Prenons un seul exemple, celui d'Odette de Crécy. Malgré son passé d'horizontale entretenue par ses amants, cette absence de manière et de bon ton, Odette recueille tous les suffrages quant à son élégance osée, rare. L'amante puis épouse de Charles Swann puis du Comte de Forcheville semble avoir une couleur de prédilection: le rose/mauve comme en attestent ces morceaux choisis:

 

"Mme Swann, ses cheveux maintenant blons avec une seule mèche grise, ceints d'un mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, d'où descendaient de longs voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres [...] la bienveillance d'une Majesté."

"C'est dans l'allée des piétons, marchant vers nous que j'apercevais Mme Swann laissant s'étaler derrière elle la longue traîne de sa robe mauve, vêtue, comme le peuple imagine les reines[...]."

"Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d'elle une toilette toujours différente mais que je me rappelle surtout mauve, puis elle hissait et déployait [...] le pavillon de soie d'une large ombrelle de même nuance que l'effeuillaison des pétales de sa robe."

 

Odette adopte et fait siens ces tons rosés mauves que les compte-rendus de soirées et mondanités mettent tout autant en avant chez la Comtesse Greffulhe, voyez par vous-mêmes:

 

Par son oncle Robert de Montesquiou:

 

"Elle [Élisabeth Greffulhe] était déguisée en cattleya, toute couverte du ton de cette mauve orchidée, d'une nuance peu seyante mais qu'elle aimait; pour tourner la difficulté, elle avait enveloppé son visage d'un voile du même ton..."

 

Par Proust:

"[...] la robe est de soie lilas rosé, semée d'orchidées, et recouverte de mousseline de soie de même nuance, le chapeau fleuri d'orchidées et tout entouré de gaze lilas".

"Elle portait une coiffure à la grâce polynésienne et des orchidées mauves descendaient jusqu'à sa nuque"

 

Autre trait d'union entre la Comtesse de chair et la comtesse de papier, prénommée "la dame en rose" avant sa rencontre avec Swann, repose dans le goût de l'orchidée comme fleur signature. Dans le roman, un soir que Swann désespéré, hanté à l'idée d'être cocufié par la trop légère et obsédante Odette se met en quête de celle-ci dans le Paris nocturne des grands cafés et restaurants, Odette lui apparaît portant au corsage un bouquet de cattleya que Swann se presse de réarranger avant que dans la calèche qui les emporte les amants ne se laissent aller à plus d'intimité. De ce moment naît une expression n'appartenant qu'aux amants, ils ne feront plus l'amour mais "feront cattleya" désormais... Il y aurait tant à exposer sur combien la figure d'Élisabeth traverse de son port, sa souveraine démarche, sa grâce, ses yeux, son esprit et ses goûts une miriade de personnages mais l'exemple de mise en parallèle avec Odette de Crécy suffit à rappeler la haute valeur proustienne de celle qui fut une "légende vivante dans le Paris incandescent de la Belle Époque" d'après sa biographe Laure Hillerin et que Gervex campe dans une tenue de soirée étonnemment rose mauve... 

 

Entendue comme autre probable modèle d'Odette, attablée à l'intérieur du restaurant, apparaissant songeuse dans la baie centrale, l'une des reines du Paris 1900 la lionne Liane de Pougy. Réputée "plus belle femme du siècle" par les frères Goncourt, affectueusement appelée Line, Liane de Pougy née Anne-Marie Chassaigne au sein d'une petite bourgeoisie insipide provinciale a tutoyé le haut de la pyramide sociale de son temps sur plusieurs continents. À la façon d'Odette, elle pratiqua la courtisanerie avec plus de grandiloquence qu'Odette; puis "s'est rangée" en 1911 en acquérant sa noblesse de Princesse Ghika sans jamais sacrifier à l'intention de mener sa barque. Entre Liane et Odette, c'est la même ascension sociale, le même triomphe de classes, s'assurer une position en un temps antiféministe primaire... Comme Odette, Liane bascula d'une noblesse inventée -de Pougy- à une noblesse incarnée -Princesse Ghika-. Initiée à la courtisanerie de haut rang par Valtesse de la Bigne croquée par Zola comme modèle de Nana dans son roman éponyme, Liane, dont l'amour allait aux dames, monneyait sa présence, compagnie et nuits auprès d'hommes fortunés heureux d'être les jouets d'une farce amoureuse. Liane bâtit sa fortune sur la bêtise tantôt grasse tantôt plus plus soignée des hommes. Elle comprit sa force en un temps où la femme n'avait que devoirs d'acquiessement envers le père, le frère, le mari, le tuteur. Celle que l'on intrônisa comme l'une des trois "Lionnes" aux côtés d'Émilienne d'Alencon (noblesse factive) et Carolina Otero fit de ses amants des garanties à même de lui assurer une vie à elle. Dans ses mémoires, elle ne rougit de sa condition de courtisane qu'elle juge plus enviable à celles des pierreuses, prostituées des classes miséreuses ou des bourgeoises, possession invitée au silence par leurs maris. Au sujet de Valtesse de la Bigne (1848-1910) son initiatrice, elle écrit:

 

"C'est une des rares femmes qui comprennent le rôle de la courtisane, véritable reine d'amour, idole en exposition aux hommages de la foule et ne se confondant point avec la travailleuse pour qui la noce est une carrière laborieuse et une bourgeoise, une espèce de bureau."

 

L'audace ne lui faisant jamais défaut en apparence, rien n'impressionne la courtisane sûre de son ascendant comme Louis de Bourbon-Parme qu'elle fréquente un temps:

 

"Depuis quelques temps, comme dit le vulgaire, je fais dans les princes. [...] Louis est digne de son aïeul Henri IV. Cela étant il n'est que prince et je suis reine d'amour. De nous deux en somme, la vraie Majesté, c'est moi."

 

Contrairement à sa rivale et compère Carolina Otero, Liane fait montre de plus de subtilité dans ses rapports. Sa culture est avérée, elle prend la plume, collectionne, fait preuve d'un oeil connaisseur et aiguisé. Elle se montre plus qu'elle ne se donne. Le rapport de force lui étant favorable et elle entendait bien qu'il en restât ainsi; ce qui n'empêcha en rien les fortunes de lui couler au pied comme avec Henri Meilhac, librettiste des opérettes d'Offenbach et de Carmen de Bizet que la somme de 80 000 francs or n'effraya en rien pour la contempler se dévêtir dix minutes... 

 

D'après ses mémoires écrits entre 1919 et 1940, Liane de Pougy mentionne à deux reprises Marcel Proust, à l'année 1919 et 1922. L'année de l'obtention du Goncourt par Proust suite à la parution de À l'ombre des jeunes filles en fleur et celle du décès de l'écrivain. Sa rencontre eut lieu par l'entremise de Reynaldo Hahn, compositeur et plus tard Directeur de l'Opéra de Paris, grand amour de jeunesse de Proust suivi d'une invariable amitié. Liane de Pougy appréciait particulièrement Reynaldo Hahn qu'après une tentative manifestement échouée de le conquérir, elle souhaita maintenir auprès d'elle dans un rapport d'estime, admiration et amitié. Proust puisant autour de lui, dans ses connaissances et les ramifications de celles-ci ce que la pratique de l'écrivain ensuite digérait, recomposait, réarrangeait, fragmentait et recousait ensemble. Liane de Pougy a très probablement prêté à son insu à tout le moins son anglomanie et ses manières grâcieusement irrévérencieuses au personnage d'Odette. Preuve s'il en était que Proust en voleur de feu a composé des brasiers littéraires de plusieurs visages rassemblés sous un seul...

La toile de Gervex avoisine toutes ces figures qui chacune à leur façon ont essaimé dans plusieurs personnages de la Recherche. Le lieu a également sa part proustienne. Il y a dans À l'ombre des jeunes filles en fleur lors d'un séjour du Narrateur dans la villégiature inventée du nom Balbec au bord des falaises normandes, une scène qui ne saurait que s'imposer au regardeur devant l'observation de la toile. Le Narrateur occupe une chambre au Grand Hôtel de Balbec en compagnie de sa grand-mère. La salle à manger de l'établissement retient l'attention du narrateur qui se propose d'en dresser cette description:

 

"[...] comme un immense et merveilleux aquarium, devant la paroi de verre duquel, la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d'or la vie luxueuse de ces gens."

 

C'est dans cette posture de voyeur que Gervex met le spectateur de sa toile. À la différence que le peintre nous tient ici éloignés des baies gorgées de remous d'or; mis à part cela tout concourt à faire du regardeur un curieux, un papillon nocturne irrémédiablement saisi par les coulées de lumière émanant du restaurant. La perspective en biais donnant à voir clairement les baies ouvrant sur l'intérieur de la salle favorise cette sensation d'intromission dans un monde bien ordonné quoique confus puisque marquises et courtisanes s'y asseyent ensemble. La distance instaurée par le peintre entre ses spectateurs et ses personnages renforce la cloison imperceptible et pourtant concrète faisant de la scène représentée le portrait d'une société refermée sur elle-même, se donnant à être contemplée sans jamais tendre la main à partager la soupe comme à Balbec dans le roman. Pareils en cela aux ouvriers et petites gens de Balbec, nous nous pressons vers la toile, tapis dans l'ombre de notre espace de contemplation, porteurs d'une once fébrile devant un monde qui ne donne de lui que bribes, fugaces apercus. La toile de Gervex offre comme tout objet pictural plusieurs possibilités de lecture, plusieurs grilles s'y apposent. Le "Grand Monde" plus peut-être que tout autre est régi par un principe originel de théâtralité. Tout y est posture, maintien, fausseté des visages et des mots comme l'expose avec clarté et vécu Laure Murat dans son dernier livre Proust, roman familial. Les espaces de mondanité et sociabilité comme l'étaient et le sont toujours les grands établissements gastronomiques tiennent lieu de toiles de fond à des comédies où si le fard n'est plus sur la joue, voile les mots, pensées et gestes dans cette contrainte de la bienséance et la sauvagerie douce ainsi que Proust l'a à maintes reprises démontré au fil de scènes variées de la Recherche. Ici, en présence de ce tableau, le regardeur est autorisé à s'approcher dans la limite du raisonnable de ce monde éblouissant sans toutefois le déranger, le troubler dans son jeu, dans sa médiocrité cachée qu'un Proust a décelé mieux que quiconque, dans sa rêverie comme celle de Liane de Pougy... Il n'y a qu'un personnage qui semble nous avoir remarqués, le marquis de Dion, constructeur d'automobiles et fondateur du salon dédiée à celle-ci.

Le spectateur identifié par l'un des commensaux bascule de regardeur à regardé, comme un corps étranger au monde marin auquel Proust assimile les clients du restaurant de Balbec. La métaphore de l'aquarium peuplé de cette faune marine variée, étincelante, étrange et fascinante; le Narrateur la déploie à nouveau Dans du côté de Guermantes lors d'un soir à l'Opéra par l'évocation de la baignoire (loge) de la Princesse de Guermantes prenant soin d'évoquer la frontière entre l'orchestre "séjour des mortels à jamais séparés du sombre et transparent royaume" des balcons d'où "comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse de Guermantes était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral, rouche comme un corail." La salle de l'Opéra vue par le Narrateur s'impose comme un étagement des positions sociales allant du parterre profane aux baignoires des grandes divinités, séparées par les loges intermédiaires des néréides et divinités mineures. Avec la scène de la salle à manger au Grand Hôtel de Balbec, aucun étage intermédiaire. La rupture y est franche: au-dedans les classes victorieuses; au-dehors toutes les autres. Une lecture sociologique où le monde est entendu en deux milieux: les dominants tout affairés à leurs occupations oisives; les dominés curieux, désireux de s'emparer du festin. Chez Proust, les occupants de l'hôtel ne sauraient relever la présence de cette foule piquée de curiosité. Métaphore de leur inconsidération ou incapacité à prendre en compte le monde du dehors tout consacré à entretenir la mollesse de leur quotidien? L'aquarium campe une image intéressante à plus d'un égard. D'emblée, l'aquarium s'impose comme lieu de retranchement, frontière contre le péril d'éventuelles contaminations ou invasions de corps étrangers assurant ainsi aux hôtes privilégiés de Balbec la tranquillité de leur repas et autres collations bavardes. La défense en rempart subtil porte en elle son majeur paradoxe en cela que l'aquarium défend tout autant qu'il emprisonne. Aussitôt l'aquarium cesse d'être objet de convoitise, objet de désir frustré, sinon le révélateur d'un monde en vase clos, contraint au réflexe de la cachette permanente, refoulé dans des espaces assignés d'entre-deux où opacité et dévoilement partiel n'ont de cesse de se passer le relais. En d'autres termes, où exhibition et retrait composent la gamme d'une marée incessante. Dès lors, qu'envier à ce milieu? Proust répond sans ambage au travers de son Narrateur et son long cheminement par un constat simple: rien. Victime des apparences, étourdi par les noms, la romancisation de l'Histoire découlant de ceux-ci, le Narrateur court vers le désenchantement avant de comprendre que seule une repoétisation du monde saura triompher du triste état des choses et des êtres. Groupés autour de l'aquarium/restaurant, les badauds du petit peuple de Balbec observent devinant la relative résistance de la paroi de verre les séparant de ce monde: 

 

"(une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidemment dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger).

 

Le tableau de Gervex malgré son antériorité au roman d'À la recherche du temps perdu auquel Proust s'était déjà attelé en cette année 1909, déborde allègrement d'étonnantes filiations avec l'oeuvre de papier. Il n'est aucunement l'affaire de déterminer combien Proust aurait peut-être puisé dans cet ensemble pictural. Volontairement ou non, le tableau avait toutes ses raisons de figurer en tant que point d'orgue de l'exposition au musée Carnavalet voyant comme tout y bruisse d'un souffle proustien bien moins snob qu'on ne le croirait...

Une soirée au Pré-Catelan, Henri Gervex, 1909
Une soirée au Pré-Catelan, Henri Gervex, 1909

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