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Cézanne ou le divin maçon?

                    Baigneurs, Cézanne, 1890
Baigneurs, Cézanne, 1890

Ni décor ni personnages identifiables, terre étrange étrangère. Un groupe d'hommes rassemblés autour de ce qui s'apparenterait à un lac ou un étang baffoué dans ses principes les plus élémentaires de perspective au milieu d'une nature provençale. Voilà comment résumer sommairement cette toile de Cézanne intitulée "Baigneurs". Après ses séjours dans l'Oise auprès de Camille Pissarro où il découvre éclaircissement de sa palette et allègement de sa pâte, Cézanne entame à la fin des années 1880 un nouveau tournant pictural, comme un retour à sa peinture de jeunesse désormais instruite de deux décennies de réflexion et de tentatives constamment renouvelées autour de la Peinture.

Promenade, 1866 [27 ans]
Promenade, 1866 [27 ans]
Le tournant de la route à Auvers, 1873 [34 ans]
Le tournant de la route à Auvers, 1873 [34 ans]
Nature morte aux pommes et aux oranges, v.1895 [56 ans]
Nature morte aux pommes et aux oranges, v.1895 [56 ans]

Devant les Baigneurs, le regardeur que nous sommes est immédiatement saisi par la massivité et l'horizon obstrué dont fait état la toile. Cézanne ne connaissait que trop bien les règles de perspective et de profondeur; c'est plutôt l'hypothèse d'un héritage classique de la Peinture bazardé par l'artiste que le regardeur aurait intérêt à privilégier. Avant d'aller plus avant dans l'étude de cette "enclume" picturale, observons le choix de Cézanne de hachurer la toile de lignes de forces toutes parallèles entre elles, rendant ainsi caduc tout espoir de voir s'esquisser la moindre perspective. Le tableau est rythmé de verticales, se répondant les unes aux autres, n'affluant vers aucune embouchure commune... Ainsi le regard butte, incapable d'aller plus avant - impossible creusement de l'espace - et s'en tient à la contemplation d'un pavé solidaire que rien ne semble être à même de fissurer.

 

Dans une lettre adressée au peintre et ami Émile Bernard le 15 avril 1904 Cézanne exposait clairement sa façon d'entendre la Peinture où tout d'après lui "se modèle selon le cylindre, la sphère et le cône." Quoique antérieur à l'écriture de cette lettre, la toile semble rigoureusement s'inscrire dans cette obédience artistique. L'appréciation géométrisante de la Nature fait acte d'omniprésence au sein des Baigneurs. Troncs, allures des pins provençaux, silhouette des corps comme fraîchement libérés des mains d'un céramiste, postures et fessiers des personnages, nuages, nombreuses sont les composantes picturales ici à faire état d'une mise en avant de leur nature géométrique primaire. En prônant l'approche par la géométrie, Cézanne ramène la démarche du peintre à la source primitive de l'oeil, dépeindre l'autour de soi en sa plus simple et dépouillée physionomie. Une Nature comme ensemble déshabillé des accessoires de mode dont siècle après siècle, école après école, l'oeil de l'artiste l'avait pour ainsi dire drapée. Le ciel lui-même bruisse de cette géométrie aux arêtes tantôt aiguisées tantôt molles, encore que le ciel plus que géométrique ne soit meringue à la densité extrême. Plus que cotonneux, le ciel cézannien paraît minéral. Des nuages incarnés comme un mur de roche blanchâtrement teintée de bleu. Cézanne prend appui sur une lecture géométrisante comme le marche-pied vers une apologie du volume. La toile est densément peuplée. La gravité en tant que loi physique habite autant les nuages, l'azur du ciel au-dessus d'eux que le corps des baigneurs ou les herbes folles au plus près du spectateur. Comment Cézanne obtient-il ce volume? Malgré l'impression immédiatement faite au moment de découvrir la toile, Cézanne a le souci aigu du rapport à l'espace et de l'espace occupé par celui-là même. Si l'artiste enfreint les règles de mise en perspective, de creusement de la composition en vue d'aménager une profondeur comme l'exigent les sacro-saints principes des écoles des Beaux-Arts, il n'en demeure pas moins sensible au traitement de l'espace. Par le volume Cézanne trace une troisième voie entre celles d'Ingres et de Delacroix. Depuis le premier XIXème siècle, la Peinture semble se ranger autour de deux écoles en affrontement. La prééminence du dessin contre celle de la couleur. Dogmatisme renforcé par les théoriciens et critiques du temps entre les deux peintres contemporains que furent Jean-Dominique Ingres et Eugène Delacroix. À la tempétuosité de la couleur d'un Delacroix, Ingres et ses suiveurs les "ingristes" opposaient la précision du dessin. Constatons cela par nous-mêmes:

La Grande Odalisque, Ingres, 1814 [prééminence de la ligne]
La Grande Odalisque, Ingres, 1814 [prééminence de la ligne]
Femmes d'Alger dans leur appartement, Delacroix, 1834 [prééminence de la couleur]
Femmes d'Alger dans leur appartement, Delacroix, 1834 [prééminence de la couleur]

Dessin ou couleur, Ingres ou Delacroix, une guerre infondée héritée de plusieurs siècles qui n'avait en somme fait que se réincarner dans les deux maîtres du premier XIXème siècle. La rivalité et le différend pictural opposant Delacroix à Ingres n'était guère plus qu'une énième résurgence de l'affrontement séculaire entre Venise et Florence; à Venise la couleur, à Florence le dessin depuis le XVème siècle. Avec les Baigneurs, Cézanne semble enterrer définitivement la guerre de chapelles par la prééminence que le maître accorde au volume comme vecteur originel à même de rendre caduques et poussiéreuses ces chamailleries picturales vues comme d'un autre temps. Cézanne prend plaisir à toiser ce que nous n'aurions aucun mal à désigner comme "l'ordre naturel établi" de la Peinture. L'artiste en malmène toutes les facettes: perspective, profondeur, rigueur de la ligne... L'ensemble des règles forgées depuis des siècles d'académies - donc en rien naturelles - Cézanne les foule au pied avec amusement comme nouveau pied-de-nez  fait aux détenteurs des vérités immuables de la chose artistique. Par le volume Cézanne démode et déligitime la posture partisane entre Ingres et Delacroix. Le volume s'impose en premier, c'est autour de lui que se construit l'espace pictural. C'est sur ces fondations entendues en volumes que Cézanne articule ultérieurement dessin et couleurs, tous deux perçus comme subalternes, inféodés au volume et non l'inverse. Ce renversement d'approche et de mise en perspective en apparence insignifiant constitue un acte d'affranchissement majeur à des siècles de réflexion artistique figée. Malgré des choix de couleurs en majorités froides à la limite parfois du pastel, les baigneurs par des contours épais, des cernes noirs gras dessinant, découpant clairement sur le fond la silhouette des personnages et le traitement de la couleur qu'ils renferment, font émerger plus que des images de personnages, des présences égales à du granit rose. Cézanne mena plus avant encore cette quête du volume absolu au travers de ses natures mortes aux pommes où là encore les angles de vue et perspectives sont volontairement mis à mal.

Cela étant, restons prudents, incarnation ou présence absolue ne signifient en rien "animation" ou "mise en vie" de l'objet représenté. Qui aurait un jour l'idée folle d'aller mordre dans l'une de ses pommes? Ici, le spectateur est à des années lumières d'un Chardin chez qui tout fruit n'est que précipitation à la gourmandise. Qui retiendrait sa main d'attraper une poignée sucrée et molle des fraises amoncelées chez Chardin? Qui ne devine déjà l'exquise maturité des cerises figurées dans l'angle inférieur droit de la toile? Les pommes de Cézanne sont pierreuses, elles ont le goût du minéral. Elles s'imposent au monde, impossible de les esquiver tant elles portent en elles un espace saturé, gonflé de l'intérieur d'une matéralité totale, animées d'une gravité toute terrestre. Côté des Baigneurs, il en va de même. Tout semble découler de cette massivité, comme tombé d'en-haut, fatalement soumis à la gravité du sol.

L'obsession cézanienne du volume confère aux composantes de ces toiles qu'elles soit de figures, de fruits ou de paysages, une connotation de présence atemporelle, indifférente au passage du temps, que rien ne saurait grignoter. Voilà que celui rangé parmi les Impressionnistes, faisant de son pinceau une Gigogne, est bien aux antipodes de ses compères au premier rang desquels Claude Monet chez qui les vents s'engouffrent en joyeuses arabesques. Pas un brin d'air chez Cézanne, rien ne trahit la probable brise traversant le paysage. Tout y est roc, rigide, millénaire. Aucune apologie du fugace qu'un vent ou une lumière donnée balairaient en disparaissant aussitôt.

Après ses années de camaraderie auprès de Pissarro, le seul impressionniste qu'il n'ait peut-être jamais estimé, Cézanne comprend que le temps de l'Impressionnisme et ses nouveautés est révolu. La Peinture se doit d'avancer, et ne saurait à ses yeux se contenter d'une impasse, toute talentueuse soit-elle. L'Impressionnisme a chamboulé les perceptions, le rapport au paysage, a assimilé l'orient japonais, a mis la modernité en wagon de tête. Tout cela, Cézanne ne saurait le démentir, seulement Cézanne est un indécrottable anachorète tout dévoué à sa seule et unique quête:

 

"Je vous dois la vérité en Peinture et je vous la dirai."

Lettre de Cézanne à Émile Bernard, le 23 octobre 1905.

 

Il y a une part de mysthicisme chez Cézanne, ce solitaire bougon, en retrait du monde depuis ses reliefs provençaux. La vérité de Cézanne n'est sûrement pas la copie fidèle de ce qui est, le pinceau précis et chirurgical par exemple d'un Ingres - chez qui du reste la Nature est régulièrement altérée par souci d'esthétisme comme sur la Grande Odalisque plus haut-. Pour le maître d'Aix, la Vérité n'est aucunement affaire de résolution d'image au degré de précision inégalable. Il y a chez le peintre cette nature forcenée, déterminée à ne rien lâcher, à aller toujours plus loin, à recommencer sans cesse, comprenant l'infini de la quête mais ne s'y résolvant jamais. L'émission "Une vie, une oeuvre" avait consacré l'un de ses épisodes à Paul Cézanne avec un choix de titre plus qu'éclairant et juste: "mourir le pinceau à la main". Cela suffit à résumer la variété des chemins empruntés, le tempérament, la figure de l'artiste déterminé à tendre vers ce bout inatteignable.

 

Avant de s'avancer plus encore dans l'étude d'un Cézanne en David contre le Goliath de la Peinture, revenons un temps à nos Baigneurs de 1890 et plus particulièrement au lac autour duquel sont rassemblés les personnages. Ce lac, comme nous l'avons dit, est entièrement bafoué par un Cézanne balayeur au grand coeur de l'héritage classique tenu - ainsi qu'on le professait à l'époque - des Anciens [Grecs et Romains]. 

Identifiable grâce aux seules postures des personnages, certains assis sur le bord, un autre sa tête émergeant de l'eau, ce lac agit comme axe de symétrie en miroir. D'une rive à l'autre, silhouettes et gestes rentrent en légères correspondances. Un homme danse dans le fond, un autre sur la rive opposée plus près de nous lève bras et mains. Un homme droit comme I trouve son équivalent dans l'homme à la serviette devant nous. Symétrie dans la largeur et symétrie dans la longueur. Tout à gauche un homme accroupi au pied d'un petit conifère trouverait presque son égal dans l'homme assis tout à droite, de l'autre côté du lac ou étang. Mais encore, ce même homme assis de gauche voit son inclinaison reprise à droite par un homme comme élancé, prêt à se précipiter vers l'eau. Miroir vertical tout autant que naturellement horizontal, le lac est le berceau naissant de plusieurs symétries et perspectives... Le cubisme et sa façon de représenter l'objet dans toutes ses perspectives en même temps s'était assurément trouvé un précursseur en la personne de Cézanne. 

Les correspondances dont se tisse silencieusement la toile opèrent également à travers les volumes précédemment évoqués. La serviette que tient l'homme nu au premier plan tient plus d'un morceau de nuage que d'un bout de tissu. Comme une manière d'abolir les frontières et les singularités entre les diverses composantes de la toile. Dans cette même intention, mentionnons le conifère incliné sur la gauche dont les épines au sommet empruntent au bleu, au blanc du ciel. Par volumes, formes géométriques, et couleur, les éléments de la toile se cousent les uns aux autres créant un ensemble pictural unitaire où tout tient d'un même bloc.

 

Focalisons-nous un moment sur ces fameux baigneurs... Le port du maillot sur un seul membre du groupe et la serviette blanche taillée dans un nuage suffisent à identifier ces hommes dépourvus de visages. Cézanne les peint semblables, fortement frappés d'inachèvement. Les traits du visage ne sont qu'abstraction, les corps eux-mêmes comme que très fraîchement démoulés... Cette représentation très synthétique n'est pas sans rapport avec le goût du peintre pour les arts des cultures dites "primitives". Cet art africain que Cézanne a longuement observé et collectionné que les cubistes reprendront comme l'une des bases de leur nouvelle interprétation de la Peinture fin des années 1900. Aucune identité précise donc ici. Des corps ramenés à leur plus simple expression, des visages brouillons, brouillés. 

Au milieu de ces personnages, l'un assis au bord de l'étang à la chevelure blonde apparaît mystérieusement auréolé. Un halo de lumière chaude irradiant jusqu'au personnage les bras levés comme figé dans un mouvement de danse. Cet homme assis, nous tournant le dos s'inscrit complètement dans l'axe de symétrie centrale de la toile avec la serviette et le pin. Curieuse association qui semble conférer à ce personnage en particulier une valeur à part... C'est là que nous en revenons à notre peintre-anachorète soucieux de quête.

L'auréole est l'une des manifestations du divin, c'est entendu. Que ferait une auréole ici au milieu d'un paysage de l'arrière-pays provencal peuplé d'une assemblée de nudistes? 

 

Cézanne n'a jamais été convaincu par ses camarades du groupe impressionniste, lui tout préoccupé qu'il était de cette permanence immuable, de cette vérité première. Cézanne a assez tôt choisi de combattre la Peinture plutôt que les aléas de la lumière et ses mouvances fascinantes. Cézanne me figure être plus proche d'un Saint-Augustin de la chose picturale qu'un artiste soucieux de la variabilité de son époque. 

Sans renoncer à la sensibilité, Cézanne privilégie peut-être une approche plus réflexive, plus pensante, plus intellectualisée de la Peinture que ses compères préparant ainsi le chemin aux avant-gardes du premier XXème siècle avec notamment Picasso et Matisse qui voyaient dans le rustre émotif des montagnes aixoises un Père. Au pinceau enlevé des Impressionnistes, Cézanne ancre dans le sol.

 

Les Baigneurs sont cette scène étrange, très construite, un tout où rien ne se désolidarise, comme un prélude à la création des continents. Tout y est encore entier, primitif. Les rares éléments modernes [maillot et serviette] ne sont encore que des emprunts faits aux nuages. Hommes, choses et nature reçoivent le même traitement de pinceau et dans un environnement sans profondeur sont plus imbriqués les uns aux autres que jamais. Au milieu de ce tout entretissé de correspondances comme exposé ci-avant, un discret signe du divin s'immisce. Reliogisité chrétienne de la part de Cézanne ou annonciation d'un nouvel avènement pictural? 

Mu par une approche pensante de la Peinture, il n'est pas exclu de voir dans les Baigneurs la possibilité d'une métaphore. À travers cette scène au paysage vierge de toute empreinte faite par l'Homme, Cézanne défend un discours sur la Peinture. Cézanne mettrait le spectateur en présence d'un monde en création. Rien ne fragmente encore ce monde unitaire. Nature et hommes appartiennent encore à un même ensemble. Cézanne ramène à un certain ordre en rien celui des Académies et des Beaux-Arts, un ordre immémorial où l'Homme se fondait dans son environnement. En somme, les Baigneurs pourraient-ils signifier une nouvelle Genèse? Un nouvel ordre pictural qui se cherche encore?

L'indivision du monde des Baigneurs pourrait être entendue comme invitation ou manifeste à restaurer la Peinture dans son identité, sa vérité primitive. Réconcilier dessin et couleur, préserver le sensible de la peinture impressionniste tout en y intégrant une part de réflexion. Proclamer l'indivision de la pensée et du sensible. 

Là où l'Impressionnisme se perdait selon lui dans un trop de sensation, là où un Ingres ne reconnaissait de souveraineté qu'à la ligne, un Delacroix à la couleur; Cézanne en démiurge silencieux abat les cloisonnements et prône une réunification de la Peinture. 

Les Baigneurs n'ont donc aucune connotation religieuse. Cézanne est entré en Peinture comme on entre en Religion. Seulement le propos ici reste celui d'un artiste en quête d'absolu et de vérité qui, au moyen de la métaphore, se fait architecte d'une Nature "temple où de vivants piliers / laissent parfois sortir de confuses paroles". Ainsi s'ouvrent de nouveaux horizons, de nouvelles plausibilités artistiques à l'aune des recherches et réflexions d'un Cézanne - divin maçon - tout immergé dans une croyance à part entière que l'on appelle la Peinture.

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