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Tableaux à l'éventail I - Manet et un boiteux éventail

"Le joli peut être laid, le Beau jamais". Paul Gauguin.

 

En 1862, Manet ouvre la porte de son atelier parisien du 8 rue Guyot aujourd'hui rue Médéric du 17ème arrondissement à Baudelaire et une dame à la stature imposante, à la chevelure torrentielle, de plus de trois têtes que l'auteur, Jeanne Duval. 

Aujourd'hui effacée, Jeanne ne réémerge qu'en frêles intermittences quand "Les Fleurs du Mal" sont à l'étude sur les tables des collèges et lycées. C'est elle la "Vénus noire", "la très-chère aux bijoux sonores", "la très chère féline", "le Vampire", "la langoureuse Asie et la brûlante Afrique", ce "mon âme" d' "Une charogne", "le beau chat sur le coeur amoureux", "le sein chaleureux où se déroulent les rivages heureux"; celle que Baudelaire a rendu immortelle par la prose et que la postérité a soigneusement dénommée la reléguant ainsi à un vague vocable, lui qui était déjà tout lacunaire.

La certitude fait cruellement défaut concernant Jeanne. Entre l'ostracisme infligé en son temps puis ultérieurement par commentateurs, historiens, littérateurs et les vies qu'elle n'eut de cesse de s'ínventer, Jeanne est ainsi qu'elle fut versifiée, une suggestion plus qu'un portrait, un miroir offert à toutes les imaginations. Ainsi la disait-on originaire, peut-être esclave affranchie échappée de la Réunion, de Maurice, Madagascar, Haïti, les Antilles, des Indes fantasmées, d'un pays d'Afrique, gitane, mauresque. Elle s'est plu à entretenir le mystère de ses origines, ni même à Baudelaire elle ne dévoila sa terre natale. Ainsi lui connaissons-nous - au moins - quatre patronymes Duval, Lemer, Prosper, Lemaire... Après tout qu'est-ce qu'un nom quand on en fut dans sa famille si longtemps privé? Comme le rappelle opportunément Raphaël Confiant, les esclaves avaient au mieux des prénoms quand ce n'était pas tout bonnement un simple sobriquet. Ainsi méconnaissons-nous avec précision les bornes de son vécu improvisé, balloté, fier, orageux et miséreux. Nadar, le caricaturiste-photographe grand ami de Baudelaire assurait l'avoir aperçue en 1870 juchée sur deux béquilles dans le quartier des Batignolles, au pied du lui-même perché Montmartre. Mulâtresse, de peau noire, teint légèrement bistré, créole, là encore les avis, les témoignages de souvenirs récoltés ci-et-là ne font qu'encenser la confusion autour de la personne. Jeanne avait l'allure de l'ailleurs au temps d'une société esclavagiste [abolition de l'esclavage en 1848] qui exhibaient des personnes d'origines africaines dans des cages lors d'expositions universelles ou comme plus tard au Jardin d'Acclimatation de Paris. Jeanne s'attablait aux cafés, milieux de sociabilité masculine par excellence, sans chaperon, allant à sa guise entre saltimbanques et sociétés d'artistes dédaignant cris de singe et insultes. Comment nommer cela autrement que de la grandeur audacieuse?

Pour le XIXème siècle, Jeanne est tout autant affaire de fascination que de mise au ban sur fond de préjugés raciaux, racistes, mysogines. Figurez-vous Jeanne et Charles allant d'un même pas par les rues de Paris dans les années 1840, elle et sa carrure dominant de plusieurs têtes ses contemporains, exaltant la chatoyance des couleurs dans ses tenues, à la chevelure indomptée, brousailleuse et noire autour de deux grandes créoles d'or; lui, dandy en un siècle où le bon ton exige le noir, exhibant gilet rose et cheveux bleus, vert pomme et canne de grand seigneur au milieu de ruelles sinueuse encore toute de terre battue. Une singularité et affirmation de soi par le vêtement comme un gant balancé à la figure d'une société  pratiquant mieux que toute autre chose la désignation et la discrimination. L'époque était à la valeur Travail et l'austérité honorable chez l'homme; à la sainteté, le mariage, ou l'innocence bien chaperonnée chez la femme. Tout ce que ni Charles ni Jeanne n'étaient et n'entendaient être. 

Portrait présumé de Jeanne Duval, atelier Nadar
Portrait présumé de Jeanne Duval, atelier Nadar

Charles et Jeanne firent connaissance l'année 1842. Nadar avait embarqué ce soir-là au vaudeville Baudelaire, fraîchement rentré de son voyage dans les îles d'Afrique du Sud, désireux de lui désigner l'actrice en éternel rôle de soubrette dont il était l'amant, Jeanne. C'est néanmoins le soir d'une agression de Jeanne dans la rue entre avril et mai 1842 que Charles l'aurait approchée, raccompagnée ensanglantée après s'en être pris aux trois assaillants. Ce fut donc dans ce cadre que les chemins se croisèrent et ne se quittèrent jamais entièrement jusqu'au décès de Baudelaire en 1867. Leur histoire entremêla ruptures, colères effroyables, réconciliations, profondément orageux et blessés qu'ils étaient. Il n'en demeure guère que Baudelaire et Duval ont cheminé ainsi une vingtaine d'années, l'auteur ne lâchant jamais la main de celle qui recopiait ses vers, les mémorisait et les griffonait sur un bout de papier aussitôt qu'elle les entendait s'échapper de la bouche bouillonnante et confuse de Baudelaire. Jeanne Duval fut la mémoire, la déclamatrice des vers, une correctrice, plus qu'une muse. Elle partagea et lia sa vie à Charles Baudelaire; tutoyant ses désespoirs financiers, ses fuites en avant, ses déménagements nocturnes par crainte d'huissiers et autres corbeaux créanciers. Elle vit l'auteur enchaîner 40 adresses de résidence, affronter la censure des Fleurs du Mal au travers des écrits se référant à elle. Elle accompagna le nouveau Victor Hugo à ses soirées d'artistes. Elle fut en définitive la compagne impossible à renier. Comme sur le tableau "L'atelier du peintre" de Courbet peint en 1854-1855. 

L'atelier du peintre, G. Courbet, 1854-1855
L'atelier du peintre, G. Courbet, 1854-1855

Dans cette grande fresque de Gustave Courbet, une assemblée de personnages accompagnent le maître dans l'accomplissement du geste pictural. Dans cet attroupement autour de lui, Courbet fait notamment figurer Baudelaire à l'extrême droite de la toile lisant ne remaniant qu'assez légèrement un portrait antérieurement réalisé par Courbet du même Baudelaire entre 1848 et 1850.

Portrait de Charles Baudelaire, G. Courbet, 1848-1850
Portrait de Charles Baudelaire, G. Courbet, 1848-1850

Seulement au moment de la réalisation de sa fresque, Courbet avait inclus un autre personnage. Jeanne se tenait aux côtés de Charles originellement, comme veillant sur lui, à demi-tournée. La légende voudrait que Baudelaire ordonnât en 1855 l'effacement de Jeanne de la toile suite à une énième et volcanique rupture. Courbet par souci de se ranger du côté de son camarade et bon ami aurait donc empoigné pinceaux et vernis et retirée Jeanne de la seule toile où elle figurait auprès de Charles. Une autre hypothèse fait des proches de Courbet la raison de cette regrettable disparition jugeant Jeanne trop sulfureuse, trop à même de lever des armées d'indignation, déjà que Courbet en suscitait naturellement... En 2013, la toile acquise un siècle plus tôt, en 1920, par le musée d'Orsay a fait l'objet d'une campagne de restauration rendant ainsi à la toile monumentale la fraîcheur de ses tons et voici qu'elle reparut:

Entre la tête de Baudelaire et celle du monsieur à gauche, tout contre l'encadrement d'une porte, désormais comme émanant du mur gris, Jeanne Duval reprend sa part dans ce concert d'artistes et amateurs éclairés. Toute une métaphore du tempérament obstiné, de la détermination à être de Jeanne, de ce rôle qu'elle se donna auprès de l'auteur d'idole et surtout de compagne de chair et d'esprit. Une Jeanne très proche de ce dessin que fit d'elle Baudelaire:

Portrait de Jeanne Duval, Baudelaire
Portrait de Jeanne Duval, Baudelaire

Puis en 1859, les rôles s'inversent... Jeanne souffrit d'une forte attaque d'hémiplégie qui en mai de la même année la laissa paralysée, comme aphasique du côté droit. Comme Baudelaire du reste quelques années plus tard. À compter de cet accablement-là, Jeanne dut prendre appui sur une béquille. Son état n'allant jamais se rétablir si l'on en croit Nadar qui la revit en 1870. 

 

C'est cette Jeanne Duval, entravée, à la démarche désormais contrariée et contrainte que Baudelaire emmena chez son ami Manet en 1862 attendant de ce dernier un portrait de cette compagne malheureusement malmenée.

Robe blanche, main gauche retenant un éventail semi-ouvert, l'autre posée sur le haut d'une méridienne comme empêchant le modèle de tomber tant celle-ci apparaît bizarrement penchée.

Loin de museler les souffrances de son modèle, Manet sembla au contraire les exacerber. Mollet et bras gauche de Jeanne apparaissent comme autant d'illustrations de cette paralysie à laquelle le vêtement par ailleurs ne fait que rajouter. Omniprésent, assourdissant de blancheur, celui-ci entrave, engourdit, là où un Franz Winterhalter aurait célébré le caractère vaporeux de l'étoffe.

Portrait d'Adelina Patti, Winterhalter, 1863
Portrait d'Adelina Patti, Winterhalter, 1863
Portrait de Jeanne Duval, Manet, 1862
Portrait de Jeanne Duval, Manet, 1862

Manet fige le modèle sous un opercule de tissu qui n'en rend que plus incisif le contraste avec la méridienne et la chevelure de Jeanne. En tant que regardeurs, nous serions même tentés de percevoir une once de cruauté dans le rendu du rideau derrière Jeanne. Ce rideau qu'un rien suffirait à soulever est campé dépouillé de toute gravité, laissant pénétrer le jour révélant ainsi la finesse de sa confection. Au rideau gracieux d'une blancheur maîtrisée, le pinceau rétorque par le blanc franc, étalé sans égards, sans précaution sur la crinoline de Jeanne.

Amer constant que nous faisons devant la toile, comme Baudelaire au demeurant. Le poète n'aurait goûté que très modérément le portrait de sa compagne diminuée après plusieurs douloureuses hospitalisations et internements. Cela étant, dans la chambre où Baudelaire s'éteignit le 31 août 1867, il semblerait que les inventaires dressés dans la foulée mentionnent la présence de seulement deux toiles dont le portrait de Jeanne par Manet.

Le peintre, c'est un fait, semble avoir mis plus de rigueur dans le rendu du rideau qu'à portraiturer son modèle. Ici comme ailleurs - donnons en exemple la toile intitulée Le balcon de 1869 avec Berthe Morisot appuyée sur le parapet - l'objet, normalement affligeant d'ordinarité, bénéficie d'égards de précision dont sont parfois sans complexe dépouvus les personnages. Il n'y a qu'à comparer le visage de la demoiselle sur la droite au rendu du pot en céramique à l'opposé... 

Le balcon, E. Manet, 1869
Le balcon, E. Manet, 1869

Chez Manet, tout est Peinture. Manet traite indifféremment en objet pictural la chose et l'être. Le peintre chosifie les personnes et individualise les objets sans que cela ne soit une règle d'airain, une geste picturale constamment observée. Seulement l'artiste s'accorde le droit de traiter aléatoirement les diverses composantes de sa toile. Si l'envie l'en prend, l'objet normalement bien inférieur à la personne avoisinante, acquiert un statut égal voire supérieur. Le XIXème siècle prétendait à l'abolition des hiérarchies entre genres picturaux, par l'avènement du paysage pour lui-même et non plus en seul faire-valoir grâce à l'École de Barbizon dont les Impressionnistes se sont majoritairement réclamés... Le siècle était au décloisonnement artistique, à la corrosion de cette pyramide des genres. Manet lui, menait de surcroît une guerre à la hiérarchie des éléments figuratifs voulant que l'objet, par nature, soit en-deçà de l'être. Manet balaie ce principe artistique d'un sec revers de pinceau en bien des occasions. Autant dire que cela entraîna plusieurs commotions parmi les esprits du temps et tenanciers de l'ordre pictural gardé comme une vierge par un dragon de contes. Égalité devant le pinceau voire déséquilibre assumé; l'oeil ne faisant preuve d'aucun traitement équitable dans sa façon de percevoir les choses au naturel... Pourquoi donc un peintre devrait obéir à une échelle des valeurs méconnue de la Nature elle-même?

 

En peignant Jeanne comme une poupée dont les jambes auraient été relevées, comme absente de son corps; en accordant au rideau les finitions refusées au portrait, le peintre dévoile sans l'atténuer la tragédie à l'oeuvre. Jeanne se chosifie irrémédiablement. Le modèle finit par adopter malgré elle l'inertie de l'objet à côté duquel les objets comme le rideau paraissent prendre vie... Cruel constat que Baudelaire exposait en ces mots à sa mère le 11 octobre 1860: "la vieille beauté transformée en infirme".

Baudelaire a-t-il perçu que Manet ici tutoyait le "Beau" philosophique et non le "beau" esthétique qu'on appellerait également le "joli"? Voilà qui ramène aux mots plus tardifs de Gauguin en ouverture de cet article: "Le joli peut être laid, le Beau jamais!". En accompagnant Jeanne Duval chez Manet, Baudelaire imaginait peut-être en obtenir un portrait adouci, restaurant l'image fière, idôlatrée, adorée et haïe de celle qui a plus apporté à sa révolution poétique qu'on ne l'a trop longtemps cru. Manet quant à lui a interprété autrement cette venue à son atelier. À la beauté esthétique, Manet s'en est allé vers le "Beau" philosophique. Ce "beau" que l'auteur d'un des plus exquis oxymores de la langue française - Fleurs du Mal - a sûrement compris une fois le désagrément de la découverte du portrait passé. S'il y en a bien un qui sut témoigner de la Beauté dans sa vérité la plus intérieure ce fut bien Baudelaire capable d'être résumé en un seul vers: "Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or". Le Beau n'est guère affaire de "joli", le Beau agresse, offusque, outre, heurte. 

Il semblerait ici que Manet ait - contrairement à ce que Baudelaire en laisse penser dans sa correspondance - bien assimilé cette leçon magistrale. Le joli est moral, le Beau n'est pas immoral, juste amoral. Il n'y a qu'à voir cette Olympia peinte l'année suivante en 1863. Comment réussir à fasciner encore aujourd'hui? Comment faire de cette petite Olympia une reine absolue, triomphante, victorieuse qui toise de son trône de misère le vil client qu'est le regardeur?

 

Et cet éventail? Qu'en dire? L'éventail penché dans le sens contraire du corps de Jeanne, comme image inversée et préfiguratrice d'un miroir ne dit plus rien de la coquetterie du modèle. Droit comme I, rigide, en lévitation, on devine que Jeanne se rapproche pas à pas de cet objet lui faisant pendant. Qu'est-ce que l'éventail que tient Jeanne? Jeanne elle-même. L'affreuse promesse d'un corps inanimé, se faisant écorce puis sarment de douleur. Une odieuse et grandiose métaphore ovidienne.

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