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Gertrude Stein, un "Stonehenge" par Picasso

                 Bateau-Lavoir, place Émile Goudeau, Montmartre, Paris.
Bateau-Lavoir, place Émile Goudeau, Montmartre, Paris.

Un jour de 1905, un américain flanqué de son aînée, versificatrice et salonnière, tous deux collectionneurs, amarrèrent sur les hauteurs de Montmartre rue Ravignan. Au pied d'une bâtisse rabougrie, de bric et de broc curieusement agencé, la richissime fraterie détentrice de plusieurs Matisse s'engouffra au coeur d'escaliers biscornus, mis en appétit par les rumeurs d'une nouveauté artistique importée depuis l'Espagne...

Au terme d'un dédale kafkaïen, les deux américains francophiles de la rive gauche rejoignirent l'atelier débraillé du fantasque Picasso. Ne goûtant que de loin la personnalité enflammée, pérorant à tout-va de l'artiste, Gertrude s'en tint à son rôle initial, accompagner ce frère n'y tenant plus à l'idée d'étoffer son tableau de chasse artistique. Seulement, le peintre embourbé dans ses torrents de mots barbouillés porta sa curiosité sur une Gertrude brûlant, de son côté, que de s'en retourner chez elle rue de Fleurus. L'élan de Picasso  se conclut par une invitation à portraiturer la taiseuse accompagnatrice. Sur insistance de son frère Léo, l'aînée cèda. Imaginait-elle seulement ce qu'impliquerait ce portrait ? Commencé et enfanté dans la douleur, le portrait de Gertrude Stein aboutit à une amitié artistique aux incidences assurément fécondes tant dans les milieux américains qu'européens.

Trois mois de va-et-vient entre rive gauche et l'atelier de Picasso, 90 séances de pose accouchèrent de ce portrait, acte de naissance d'une grogne faite amitié. Sur le visage de Gertrude balbutient déjà les effroyables masques des Demoiselles d'Avignon de 1907. Picasso s'épuisa sur ce visage, véritable épilogue du portrait.

Demoiselles d'Avignon, Picasso, 1907.
Demoiselles d'Avignon, Picasso, 1907.
Portrait de Gertrude Stein, Picasso, 1905-1906.
Portrait de Gertrude Stein, Picasso, 1905-1906.

Irréfutable, granitique, comme taillée dans l'épaisseur de défenses médiévales, Picasso burine plus qu'il ne portraiture. Roc voûté, en déséquilibre, pyramide d'arrêtes aux angles polis ; le modèle semblerait à deux doigts de se renverser sur sa droite si d'aventure un bras n'était résolu à contrarier la gravité imminente. Amené au-devant de pareille massivité, qui, assez fou, déclinerait l'offre d'un siège, coussin ou que sais-je où se délester de cette ancre picturale?

Picasso hypertrophie le présentéisme de son modèle. Emmitouflée dans une casaque brune lui donnant l'air d'un grognard napoléonnien, Gertrude Stein ne s'entend désormais plus en tant que corps sinon comme masse, une somme de maçonnerie inesquivable. L'artiste entendant rendre son modèle incontournable convoque en toute logique couleur et perspective en renfort. Enserré entre deux cloisons, le modèle échappe au droit prolongement de l'arrête murale parcimonieusement esquissée. Ce refus à épouser la seule ligne de force accroît l'impression d'étroitesse de l'espace pictural offrant à son modèle la garantie d'une monumentalisation voire d'un absolutisme. À cela s'ajoute une réflexion sur la couleur entendue dans un registre circonscrit aux teintes de bruns. Contre le fond brun rougeâtre où s'esquissent les motifs du fauteuil, le brun plus terreux de Gertrude. Dans ce voisinage de tons bruns, le modèle triomphe autant dans le fondu avec l'espace pictural environnant que dans la singularisation de son entité saturée de présence.

 

"Familièrement assis et accablé de son embonpoint, le modèle..." Ces mots du critique Charles Blanc auraient été tout indiqués à une introduction au commentaire du portrait de Gertrude Stein s'ils ne s'adressaient au portrait de Louis Bertin portraituré par Ingres en 1832... 

Ingres, que Picasso rangeait au nombre de ses maîtres, n'est pas étranger au modelage de Gertrude Stein. La filiation dont se réclame Picasso ne requiert aucun grand argumentaire, elle se donne à voir d'elle-même.

Portrait de Monsieur Bertin, Ingres, 1832.
Portrait de Monsieur Bertin, Ingres, 1832.
Portrait de Gertrude Stein, Picasso, 1905-1906.
Portrait de Gertrude Stein, Picasso, 1905-1906.

Pose de trois-quarts sur fond dépouillé, construction pyramidale de l'ensemble, gamme de tons restreinte, posture générale ; la maîtrise par Picasso de la leçon ingresque est actée. À sa facon, non sans amusement voire cynisme, Picasso appréhende Gertrude Stein comme la résultante d'une observance d'une tradition toute dévouée à l'avènement d'une nouvelle geste picturale. Ce sont bien ici les prémices du cubisme que Picasso sème au travers de la figure hommasse de Gertrude Stein tout en reprenant, en élève appliqué et fortement instruit des maîtres du passé qu'il était, quelques fondamentaux d'Ingres pourtant considéré aujourd'hui comme chef de file du rendu si précis qu'on le dit volontiers précurseur photographique. Curieux tout de même voire disons-le, contre-intuitif ! Voilà qu'Ingres, le classique, le très classique Ingres aurait sa part dans la naissance du cubisme ? Il est cavalier et erroné de poser l'équation en ces termes. 

Le cubisme, impossible à ramener à une cause unique, est notamment affaire de pluralisation des angles de vue ou perspectives et altération significative des composantes picturales. 

 

Ce n'est assurément pas dans le rendu définitif du modèle sur la toile qu'il serait opportun de faire de Picasso un élève ouvrant grand ses écoutilles à la prêche ingresque. Au sommet des emprunts du peintre espagnol au lointain maître montalbanais, plus que les similitudes factuelles dans le rapprochement de leurs toiles, demeure la distinction primordiale par Ingres entre Vérité et Réalité. Deux mots qu'il est tentant d'unir par cousinage synonymique mais dont il faut pourtant se prémunir !

Reprenons les choses dans l'ordre... À regarder le portrait de Louis Bertin, de prime abord, rien ne jure. Le rendu est troublant de justesse, de veines vivantes, assurément saisi sur le vif, tout prêt à se lever et à quitter le siège d'un instant à l'autre. Toutefois, à y regarder de plus près, l'oeil relève quelques anomalies de retranscription anatomique. Qui saurait avoir tant de souplesse dans sa main gauche? Le bras droit, un peu trop long, semble par ailleurs accuser un coude bien haut. Ces "distorsions" sont légion dans l'oeuvre d'Ingres allant de la très fameuse et sensuelle Grande Odalisque de 1814 à la Source de 1856. Qui se sent de relever le défi de verser de l'eau ainsi que le modèle de la Source? Conseil... Préparez votre baume du tigre!

On a abondamment discouru sur les contre-sens anatomiques de la Grande Odalisque. Sa poitrine trop haute, trop ronde, son bras droit dépourvu d'ossature, long comme un bras c'est le cas de le dire ! Ses vertèbres en trop, sa chute de reins, son bassin, l'impassibilité de son visage malgré la rotation aigue de la nuque... bref ! Ingres ruse sans que cela n'affecte jamais la justesse du portrait, bien au contraire. Par l'entourloupe anatomique, la falsification maîtrisée, Ingres assure à ses portraits une harmonie d'ensemble qui saisit encore. Par la corruption instruite des lois anatomiques, Ingres sacrifie la réalité au nom d'une obsession d'harmonie générale ; la véracité primant sur l'état de nature. La distorsion au nom d'un rendu plus authentique. Nous voilà revenus à la distinction entre "réalité" et "vérité/véracité". La littérature romanesque avec ses univers composés de toutes pièces dit-décrit régulièrememt avec plus de justesse la réalité physique que l'étude de celle-ci par une approche empirique et scientifique.

Le portrait de Gertrude Stein avec sa "corruption de représentation" [visage marqué de l'intérêt porté aux arts primitifs et ce manteau brun engloutissant le corps] ne reprendrait-il pas un peu de la "dénaturation" ingresque pour un rendu plus véritable et non réaliste ? Truquer, altérer le réel pour dire le vrai, pour s'en retourner à la source première. C'est cette leçon-là d'Ingres que Picasso sembla avoir retenu parmi toutes, par-delà les analogies factuelles constatées entre les deux toiles ci-dessus exposées. Picasso comme tout artiste picore dans l'abyssal mémoire artistique. Si l'artiste entend la démonstration d'Ingres, celle de Cézanne ne lui est guère étrangère...

 

Sculpturale, Gertrude Stein s'impose cézanienne. La compréhension profonde du maître de l'Estaque, des mers métalliques et des fruits incomestibles ne fait aucun mystère. En 1888, Cézanne mettait la dernière main au portrait de son épouse campée assise dans un fauteuil revêtue d'une robe bleue grisâtre.

Portrait de Madame Cézanne, 1888, Cézanne.
Portrait de Madame Cézanne, 1888, Cézanne.

Picasso y reprend à son compte l'agencement pyramidal marqué par la forte angularité de l'espace pictural tenu en étau, ici encore, dans un entre-deux cloisons. La généreuse pâte de Cézanne ne connaît aucun faiblissement chez Picasso ; l'un comme l'autre barbouillant plus qu'ils ne déposent sur la toile prenant soin d'appliquer un cerne épais aux composantes picturales faisant de la robe bleue-grise une armure, de la casaque une épaisseur de fourrure négligée. 

Minérale comme les fruits des tables cézaniennes, Gertrude ne mûrira jamais. Comme exposé précedemment dans l'analyse des Baigneurs ou les icôniques natures mortes, chez Cézanne tout se tient ; choses et êtres étant "logés à la même brosse". Aucune fissure, rien à même de désolidariser les divers éléments du tout pictural. À la table d'un Cézanne, la pomme tient l'assiette tenant elle-même la table. Tout s'y embourbe supérieurement en une même entité. Sur le portrait de Madame Cézanne, il est préférable de renoncer à tout espoir de séparer le modèle du fauteuil, lui-même encaissé dans cet angle de mur. La toile est à prendre comme un tout, impossible d'y soulever un élément sans tout embarquer avec soi. Une sensation identique opère à travers la toile de Picasso. La casaque de Gertrude tient le corps tenant à son tour le fauteuil.

 

À d'aucuns lui faisant observer la discutable ressemblance du portrait à son modèle, Picasso fit cette réponse : "Elle finira par lui ressembler!". Gertrude Stein alla plus loin : "For me, it is I ; and is the only representation of me which is always I" [Pour moi, c'est moi ; c'est même la seule représentation de moi qui est toujours moi]. Picasso par ses mots prétendait avoir anticipé une image de Gertrude Stein mais la poétesse américaine ne s'y trompa guère. Elle reconnut dans son portrait une image d'elle-même sans âge, invariable, la geste picturale ayant abouti non à l'immobilisation d'un instantané soumis à la réécriture du temps mais bien un acte de profonde compréhension de son modèle. Sur son portrait, Gertrude fustige le temps ; Picasso n'ayant réalisé ici aucunement la copie d'une surface inévitablement appelée à porter les stigmates du temps mais bien la restitution d'un soi primaire, cette moelle originelle antérieure à la chair. Plus qu'un portrait de personne, Picasso offre ici un portrait de nature. Peindre ou dire le vrai à défaut du réel.

Gertrude Stein photographiée chez elle rue de Fleurus, Paris, 1922.
Gertrude Stein photographiée chez elle rue de Fleurus, Paris, 1922.

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